Pour une théorie des modules interactifs
Devant les erreurs de lecture commises par l’apprenti lecteur, le rôle du chercheur est de comprendre les causes et les mécanismes qui les sous-tendent, et de formuler des règles de fonctionnement qui puissent aboutir à une théorie générale.
Mes travaux essaient de montrer que les erreurs de lecture ne sont pas aléatoires, mais qu’elles répondent à des contraintes, spécifiques aux compétences phonologiques d’une part, et aux environnements graphiques d’autre part.
Il n’y a pas d’erreur fataliste, mais des erreurs déterminées, générées par des règles de fonctionnement infra-linguistiques.
L’étude de ces règles de fonctionnement, de ces mécanismes, est le propre de cette recherche, qui essaiera de les articuler pour fournir un cadre théorique général sur les mécanismes d’apprentissage de la lecture.
Cette recherche part d’un état des lieux sur la langue (le fait linguistique), s’appuie sur des observations d’erreurs relevées sur le terrain, envisage quelques pistes, et les expérimente par des tests linguistiques. Ces différentes étapes sont en interaction permanente.
L’objectif est double : mieux comprendre les mécanismes d’apprentissage de la lecture, pour mieux lutter contre l’échec scolaire.
La validité de ces travaux dépend en grande partie des tests spécialement élaborés. Je proposerai toutefois de voir d’abord la résultante théorique de mes recherches, puis, en annexe, les tests qui l’ont soutenue.
La référence la plus communément admise sur le développement de la lecture est celle de U. Frith qui proposa (depuis 1985) un cadre théorique simple et élégant en trois étapes : logographique, alphabétique, orthographique.
Mon étude n’a pas pour prétention de mettre en cause la validité de cette théorie, mais seulement, à la lueur des faits linguistiques observés (les erreurs de lecture des prélecteurs), d’affiner le modèle et, si nécessaire, d’en proposer une version remaniée et plus dynamique.
Mon approche est davantage orientée vers les prémisses de l’apprentissage (la lecture de bas niveau). On voit là que, contrairement à Frith, je n’utilise pas le terme de développement, qu’il vaut mieux réserver à d’autres domaines (développement cellulaire, développement somatique, éventuellement développement du langage oral). La lecture est fondamentalement un apprentissage, et son “développement” n’est en fait qu’une évolution dans les processus mis en oeuvre pour aboutir à la lecture de haut niveau.
Dans ce cadre, l’observation porte nécessairement sur l’évolution et le passage d’un mécanisme à un autre, parfois leur entremêlement, et se donne pour objectif de proposer une théorie modulaire.
La théorie que je soumets ici a été menée selon une démarche que j’ai souhaitée rigoureuse. Cette démarche a nécessité tout d’abord l’élaboration d’outils qui puissent donner un état des lieux du français. Ces outils sont la concaténation de textes nombreux et variés pour un corpus in fine dépassant les sept millions de mots, l’analyse statistique des grammes et polygrammes (avec le langage Cobol), du vocable (en langage Java), des environnements textuels (en langage Perl), et des environnements syllabiques et phonémiques (en langage Perl également).
Elle a nécessité ensuite le relevé méthodique des erreurs de lecture (chez les enfants de 4-6 ans), sur le terrain. Ces observations d’un fait linguistique in vivo ont généré des pistes de recherche indépendantes.
Enfin, elle a nécessité l’élaboration de tests linguistiques, soit pour vérifier une hypothèse, soit pour provoquer et dépister un mécanisme non déterminé à l’avance.
La théorie que je propose actuellement s’articule autour de trois modules en interaction, dont je tenterai de montrer l’avantage sur les trois étapes de Frith.
Les trois modules sont les suivants :
1) un module biologiquement nécessaire : un traitement de surface en deux dimensions permet de voir des traces graphiques (interviendra ici le phénomène de l’influence de la vue sur les sons) ;
2) un module culturellement associatif : à un gramme clairement identifié est associé un son pré-défini socialement. L’acquisition relève de la mémorisation et de la tâche répétitive ;
3) un module cognitivement régulateur : les sons fournis dans le module précédent doivent être agencés selon deux contraintes, une contrainte linéaire, c’est-à-dire la suite des lettres dans l’ordre où elles sont vues, et une contrainte paradigmatique, c’est-à-dire la priorité ou la probabilité d’un son sur un autre dans un environnement donné (interviendra ici le phénomène du son dans l’image).
Plus précisément, ces modules peuvent être explicités de la façon suivante.
Le module biologiquement nécessaire
Ce module permet la reconnaissance des formes. Ici, il s'agit, avec des tests linguistiques, si possible consolidés par une observation des fixations oculaires, de littéralement voir pourquoi une erreur se produit.
Il existe une loi du second élément lourd qui, à l'oral, impose de toujours mettre en seconde position l'élément phonétiquement le plus lourd (on peut commencer à dire "tac-tic, tac-tic", on finira toujours par dire "tic-tac, tic-tac" car [ a ] est plus lourd que [ i ] nécessitant un plus grand effort articulatoire).
Pour la lecture, je propose une loi du second élément large pour expliquer que le regard cherche naturellement les lettres les plus larges (ou les plus hautes), c'est-à-dire celles qui ont une chasse (une largeur) ou un poids visuel plus importants. Si, dans un environnement donné, une lettre qui chasse beaucoup est située après une autre plus étroite, et qu'elle ne fait pas partie de son groupe grammatique, elle perturbe le déchiffrage et fait commettre l'erreur. La priorité visuelle d'une lettre sur une autre vaut si celle-ci est beaucoup plus large ou haute que celle-là. Mes recherches ont montré que c’est vrai dans 88 % des cas.
Le module culturellement associatif
Le signe très arbitraire d'une langue alphabétique nécessite un apprentissage mnémonique, où un phonème est attribué à un gramme (ou à un polygramme, par exemple /e/ pour "ez", "et", "es"). Il s'agit de mémoire à court terme (le lecteur a retenu l'appariement inculqué phonème / (poly)gramme) et de mémoire immédiate (le lecteur retient cet appariement au moment même où il lit pour le combiner aux appariements suivants). L’entraînement à la lecture permet ensuite, pour certaines chaînes grammatiques, une économie de déchiffrage. Cette performance relève du développement de l’empan mnémonique. Au lieu d’associer une paire gramme / phonème dans un paradigme unaire (UN gramme ou UN polygramme pour UN phonème) le lecteur utilise un paradigme pluriel (plusieurs grammes ou polygrammes avec plusieurs phonèmes) pour aller jusqu’au mot entier, toujours dans le sens du plus simple vers le plus complexe. Ici, l’erreur est provoquée par des faiblesses mnémoniques, et, comme au module 1, par des similarités visuelles (“dent”, “lent”) .
Cette symbolisation a fait basculer le processus de lecture dans l'hémisphère gauche, plus apte aux traitements analytiques. Les erreurs de lecture relèvent à ce moment-là de la mémoire. L'empan mnémonique diffère d'un enfant à un autre, et la difficulté dans cette étape est double : le choix d'un paradigme associatif (à une entrée visuelle il faut accoler une valeur phonétique dans un réservoir de paires gramme / phonème apprises par tâches répétitives relevant du "par-coeur"), et le maintien, en mémoire, de ce choix. A cette étape, une didactique de la phonologie est cruciale pour que l'apprenti-lecteur accède au module suivant.
Le module cognitivement régulateur
Ce module est la conséquence de ce qui est vu, de ce qui est su, de ce qui est dit. En d'autres termes, on ne lit que ce qu'on sait dire, et on ne dit que ce qu'on a entendu. Le lecteur lit ce qu'il sait lire, mais ce qu'il sait lire est le résultat de ce qu'il sait dire. L'erreur viendrait, à ce stade, des conflits phonologiques sous-jacents, d'une guerre entre Langue et parole ! Pour savoir lire, le futur lecteur doit devenir l'arbitre des conflits (dont les conséquences sont les erreurs des trois modules) sur un terrain qui le mène du visuel vers l'oral, en utilisant plusieurs outils cérébraux.
Les trois modules représentent les processus mis en oeuvre dans la situation de lecture de l’apprenti-lecteur (ou pré-lecteur, puisqu’il s’agit dans cette étude uniquement de la lecture de bas niveau). Ils interviennent en interaction dans l’acte de lecture, et font partie d’un cadre plus général que je développerai plus bas. Ils constituent un modèle de lecture qui permet, contrairement à celui de Frith, trop statique, de mettre en évidence trois types de problèmes
- problèmes de vision (module biologiquement nécessaire)
Loi du SEL (second élément large). Voir Test03 et Test03'
- problèmes de mémoires (module culturellement associatif)
Mémoires iconique, de travail, et à long terme.
- problèmes du langage (module cognitivement régulateur)
Loi des contraintes phonologiques (RIAD, Rection idiophonologique dans l’acte de décodage, Voir Test01, Test04)
(Remarque : on voit là que les numéros des tests ne se suivent pas. La raison est que théorie et tests sont interdépendants, sans a priori, et selon le schéma procédural suivant :
a) observation d’erreurs ;
b) hypothèse (questionnement) ;
c) test (avec conditions) ;
d) résultats du test ;
e) validation ou invalidation d’hypothèse, voire autre piste de recherche ;
f) implication de cette hypothèse (quand elle est validée par un test) dans la théorie des modules)
Ce modèle, s’il est probablement lacunaire, offre plusieurs avantages :
- il réunit dynamiquement les processus de lecture chez l’apprenti-lecteur ;
- il spécifie ces processus module par module ;
- il met en évidence le type d’erreur propre à chaque module ;
- il pointe la cause pour chaque type d’erreur ;
- il montre que le terme “lecture” est une notion qui recoupe plusieurs activités orientées d’abord de l’immédiat vers l’analyse, de la surface à deux dimensions vers un traitement à une dimension supplémentaire (le temps, en raison de la mémoire), et d’un mécanisme cérébral vers un autre.
Le cadre général dans lequel s’inscrit ce modèle implique nécessairement l’accès au sens, même s’il ne fait pas partie de ma recherche, qui se limite au déchiffrage.
En effet, jusque ici le sens est absent (du moins sa reconstitution par le déchiffrage, car l’enfant peut très bien savoir de quoi parle un texte, ou ce que peut désigner le mot).
Lorsque le module est mené à son terme, l’aire de Wernicke intervient : puisque l’enfant sait déjà parler, dès qu’une quantité minimale mais suffisante de déchiffrage lui permet de décoder un ensemble de sons proches donnant une chaîne (sub)sonore (“sub” parce qu’il s’agit, en lecture silencieuse, de parole intériorisée), il y a accès au sens. C’est le décryptage.
On atteint enfin la lecture de bas niveau (ou lecture primaire).
Schéma de la lecture primaire : (ci-dessous)