Pour un modèle de lecture
Les supports somatiques dans les actes cognitifs sont solidement établis, et de façon catégorique, grâce aux études en résonnance magnétique nucléaire. Les localisations cérébrales sont également, et clairement, identifiées. Si l'aire de Broca est une des aires somato-sensorielles et motrices qui permet de gérer les bases de la parole (reconnaissance des phonèmes, activation morpho-phonatoire), l'aire de Wernicke gère quant à elle un stade plus évolué de la parole humaine, associant signifiants et signifiés.
Mais ces quasi-certitudes, aussi éclairantes soient-elles, souffrent d'être statiques pour le linguiste.
En effet, localiser des zones du cortex cérébral et découvrir leur rôle principal mais non exclusif (on sait que l'endommagement partiel d'une zone entraîne des stratégies compensatoires par d'autres zones normalement affectées à d'autres tâches) ne suffit pas à expliquer le fonctionnement dynamique des processus de lecture.
Il faut donc, pour tenter de comprendre ce qui se passe, proposer un modèle unifié des processus de décodage chez l'apprenti-lecteur. La conséquence de ce cadre théorique est d'accepter l'apport de différentes disciplines.
Le modèle que je propose va dans ce sens, mais, parce que le sujet d'étude est le langage, l'aspect linguistique sera privilégié.
La littérature actuelle propose une spécialisation des hémisphères : le droit reconnaît les mots globaux, et le gauche effectue un traitement analytique. Là encore, cela ne suffit pas à éclairer les processus en jeu : si l'activation de l'hémisphère droit est plus intense à la présentation d'un logographe, ou si l'activation de l'hémisphère gauche est plus intense dans le déchiffrement d'un pseudomot, on a affaire à des constats, effectués sans le souci de conception générale de la lecture, sans recherche d'une théorie unifiée.
On peut donc déjà ici distinguer deux actes, la lecture, et le discours, et concevoir pour chacun un ordre d'intervention de ces deux hémisphères. Pour le discours, c'est d'abord l'aire de Wernicke qui intervient (le sens est en attente de transfert), puis l'aire de Broca (le sens trouve son moyen d'expression). Pour la lecture, si l'on s'accorde sur le principe qu'un lecteur débutant oralise (intérieurement ou non ), l'ordre d'intervention est différent : l'aire de Broca gère l'information phonologique, avant de l'envoyer à l'aire de Wernicke qui lui associera du sens. Cela sera repris plus loin.
Mais cela n'est toujours pas suffisant. Puisqu'il s'agit de lecture, le point de départ est un signifiant visuel, mot ou texte. Dès ce point, l'acte de lecture se met en place, selon trois étapes qui, si elles s'approchent des étapes "logographique, phonologique, orthographique" devenues classiques, en diffèrent dans leur formulation et les conséquences théoriques qui en résultent.
1) une étape biologiquement nécessaire : un traitement de surface en deux dimensions permet de voir des traces graphiques (les grammes) ;
2) une étape culturellement associative : à un gramme clairement identifié est associé un son pré-défini socialement. L'acquisition relève de la mémorisation et de la tâche répétitive.
3) une étape cognitivement régulatrice : les sons fournis à l'étape précédente doivent être agencés selon deux contraintes. La première est linéaire (c'est la suite des lettres dans l'ordre où elles sont vues), la seconde est paradigmatique (c'est la priorité ou probabilité d'un son sur un autre dans un environnement donné).
S'agissant d'étapes imbriquées, on retiendra le terme de modules.
Ce modèle, présenté en ces termes, permet la prise en compte de processus quasi-invisibles autrement. En effet, se poser la question "comment fonctionne l'acte de lecture ?" cache d'emblée le traitement de l'erreur qui, seule, peut nous permettre de comprendre les mécanismes. Il sera plus fertile de se demander "comment fonctionnent les erreurs de lecture ?".
Théorie des trois modules.
Pour avoir un embryon de réponse, voici la suite logique de cette analyse, sur les trois modules.
1) le module biologiquement nécessaire : il permet la reconnaissance des formes. Ici, il s'agit, avec des tests linguistiques, si possible consolidés par une observation des fixations oculaires, de littéralement voir pourquoi une erreur se produit.
Il existe une loi du second élément lourd qui, à l'oral, impose de toujours mettre en seconde position l'élément phonétiquement le plus lourd (on peu commencer à dire "tac-tic, tac-tic", on finira toujours par dire "tic-tac, tic-tac" car [ a ] est plus lourd que [ i ] nécessitant un plus grand effort articulatoire).
Pour la lecture, je parlerai de loi du second élément large, si elle est vérifiée, pour expliquer que le regard cherche naturellement les letttres les plus larges (ou les plus hautes), c'est-à-dire celles qui ont une chasse (une largeur) plus importante. Si, dans un environnement donné, une lettre qui chasse beaucoup est située après une autre plus étroite, et qu'elle ne fait pas partie de son groupe grammatique, elle perturbe le décodage et fait commettre l'erreur. La priorité visuelle d'une lettre sur une autre vaut si celle-là est beaucoup plus large ou haute que celle-ci.
2) le module culturellement associatif : le signe très arbitraire d'une langue alphabétique nécessite un apprentissage mnémonique, où un phonème est attribué à un gramme (ou à un polygramme, par exemple /e/ pour "ez", "et", "es"). Il s'agit de mémoire à court terme (le lecteur a retenu l'appariement inculqué phonème / (poly)gramme) et de mémoire immédiate (le lecteur retient cet appariement au moment même où il lit pour le combiner aux appariements suivants).
Cette symbolisation a fait basculer le processus de lecture dans l'hémisphère gauche, plus apte aux traitements analytiques. Les erreurs de lecture relèvent à ce moment-là de la mémoire. L'empan mnémonique diffère d'un enfant à un autre, et la difficulté dans cette étape est double : le choix d'un paradigme associatif (à une entrée visuelle il faut accoler une valeur phonétique dans un réservoir de paires gramme / phonème apprises par tâches répétitives relevant du "par-coeur"), et le maintien, en mémoire, de ce choix. A cette étape, une didactique de la phonologie est cruciale pour que l'apprenti-lecteur accède à l'étape suivante.
3) le module cognitivement régulateur : ce module, pour lequel j'ai conçu les test01 et test02, est la conséquence de ce qui est vu, de ce qui est su, de ce qui est dit. En d'autres termes, on ne lit que ce qu'on sait dire, et on ne dit que ce qu'on a entendu. Le lecteur lit ce qu'il sait lire, mais ce qu'il sait lire est le résultat de ce qu'il sait dire. L'erreur viendrait, à ce stade, des conflits phonologiques sous-jacents, d'une guerre entre Langue et parole ! Pour savoir lire, le futur lecteur doit devenir l'arbitre des conflits (dont les conséquences sont les erreurs des trois étapes) sur un terrain qui le mène du visuel vers l'oral, en utilisant plusieurs outils cérébraux.
Jusque là, le sens est absent (du moins sa reconstitution par le décodage, car l'enfant peut très bien savoir de quoi parle un texte, ou ce que peut désigner le mot).
Lorsque le module est mené à son terme, l'aire de Wernicke intervient : puisque l'enfant sait déjà parler, dès qu'une quantité minimale mais suffisante de décodage lui permet de déchiffrer un ensemble de sons proches donnant une chaîne (sub)sonore similaire à un morphème connu, le sens de ce morphème est associé à cette chaîne (sub)sonore ("sub" parce qu'il s'agit, en lecture silencieuse, de parole intériorisée), et il y a accès au sens.
L'entraînement à la lecture permet alors, pour certaines chaînes grammatiques, une économie de décodage. Cette performance relève du développement de l'empan mnémonique. Au lieu d'associer une paire gramme / phonème dans un paradigme unaire (un gramme ou polygramme pour un phonème), le lecteur utilise un paradigme pluriel (plusieurs grammes ou polygrammes avec plusieurs phonèmes) pour aller jusqu'au mot entier, toujours dans le sens du plus simple vers le plus complexe. Ici, l'erreur est provoquée, comme à l'étape 1, par des similarités visuelles ('dent', 'lent') et comme à l'étape 2, par des faiblesses mnémoniques. On le voit donc, à chaque étape son type d'erreurs, à chaque type d'erreurs une cause.
Ce modèle, s'il est probablement lacunaire, offre plusieurs avantages :
a) il réunit dynamiquement les processus de lecture chez l'apprenti-lecteur ;
b) il spécifie ces processus étape par étape (ou module par module) ;
c) il met en évidence le type d'erreur propre à chaque module ;
d) il pointe la cause pour chaque type d'erreurs ;
e) il montre que le terme "lecture" est une notion qui recoupe plusieurs activités orientées d'abord de l'immédiat vers l'analyse, de la surface à deux dimensions vers un traitement à une dimension supplémentaire (le temps, en raison de la mémoire), et d'un mécanisme cérébral vers un autre.
Ce modèle permettra, lorsqu'une base de données d'erreurs sera suffisante pour en extraire des lois prédictibles, d'envisager un simulateur de lecture, programme informatique volontairement générateur d'erreurs, dont la tâche sera de vérifier différentes hypothèses. Chaque sous-programme correspondra à une hypothèse (par exemple la loi du second élément large). L'ensemble des sous-programmes prédira les erreurs attendues. La vérification in fine ne nécessitera plus qu'un échantillon restreint de lecteurs testés. Mon idée est qu'il faudra bien un jour que nous utilisions des test réels uniquement pour finaliser des théories dont les résultats auront été simulés auparavant par le programme : le gain en temps et en énergie sera considérable.